J’ai décidé de m’offrir un répit. Sept jours durant, je vais tenter d’oublier mon passé. Le présent est plus doux.
Mon tombeau est déjà prêt : j’y habite. L’Alcazar est une grosse boîte percée de minuscules fenêtres carrées, peut-être pour indiquer au monde qu’un palais n’a pas besoin de voir pour savoir. Une galerie court à mi-hauteur sur les deux façades du levant et du couchant. Elle est agrémentée d’arcades. Personne n’y passe jamais. Si bien que les soldats qui battent la semelle devant la lourde porte doivent penser qu’ils gardent un palais vide.
L’Alcazar est construit en pierres d’ici, qui sont des morceaux de corail. De là vient qu’elles paraissent rongées : elles baignaient jadis dans la mer qui s’y entend pour dévorer. Souvent, je passe la paume sur leur surface rugueuse et leur exprime ma gratitude : vivant parmi vous, il me semble n’avoir pas quitté l’océan, alors qu’à ma grande tristesse je ne puis plus naviguer. Mieux, quand personne ne me regarde – pour ne pas ajouter un nouveau chapitre à ma réputation de folie déjà bien établie –, je colle l’oreille contre l’une ou l’autre de ces pierres rongées. Et comme d’un coquillage me vient le souffle du ressac.
Je n’aurais garde de me plaindre. Mon neveu bien-aimé se montre aussi prévenant qu’il est possible. Chaque fois que les obligations de son gouvernorat lui en laissent le loisir, Diego vient en personne s’enquérir de ma santé.
Par respect, dont je lui sais gré, Diego a voulu son appartement en tout point semblable au mien une antichambre, une chambre, un cabinet de travail. Nous habitons tous deux l’aile nord du palais, lui au premier étage, moi au rez-de-chaussée. Nos existences se superposent. Sauf qu’il vit et règne sur les Indes et gouverne notre île, tandis que je ne suis plus rien.
À mon plafond j’entends, du matin tôt jusque tard dans la nuit, les preuves de son activité, Pour ma part, je ne dois guère le déranger. Quoi de plus discret qu’une existence qui glisse vers sa fin ?
L’autre différence entre son étage et le mien, c’est une femme, son épouse, Marie, et tout le monde dit qu’il l’aime. Son appartement à elle jouxte le sien, du côté du couchant. Peut-être a-t-il voulu cette identité entre nos appartements, l’a-t-il voulue pour bien me rappeler le double gouffre qui nous sépare, le pouvoir que je n’ai plus, l’amour que je n’ai jamais eu ? Les bonnes actions sont souvent entretissées d’intentions mauvaises.
D’où me vient soudain ce flux d’aigreur ? Décidément, la vieillesse est mauvaise conseillère. Depuis sa naissance, depuis Porto Santo, nous avons toujours été, mon neveu et moi, plus que des amis : des alliés. Et qu’importaient les vingt-sept années nous séparant. Un instinct nous a tout de suite unis : les proches d’un homme tel que Christophe ne pouvaient survivre à la violence et à la permanence de son énergie qu’en se liguant.
Ne croyez pas que je m’ennuie. Outre mon travail quotidien de mémoire, je ne manque pas de distractions.
Chaque vendredi, par exemple, j’accompagne le Vice-Roi dans sa visite des constructions nouvelles.
Et nous voilà partis pour patauger trois heures dans le sable et la boue, pour avaler toute la poussière du monde, pour manquer à chaque pas de nous rompre les os en circulant sur des poutres instables ou des murs non cimentés, pour tancer un à un tous les corps de métier capables de toutes les impudences et d’abord celle du retard. Il faut voir le gouverneur en titre et son prédécesseur (Diego et moi, l’oncle et le neveu) se prenant le bras à tour de rôle, se bousculant, s’indiquant du doigt une perspective, puis une autre, encore une autre, l’un comme l’autre enchantés de voir surgir du sol la belle, si belle cité de Saint-Domingue. Ôla tour militaire de l’Hommage ! Je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient nous attaquer, Ô l’élégance de cette façade ! n’est-elle pas un peu trop avenante pour un couvent et, qui plus est, des dominicains ? Cette maison que tu vois là, sais-tu qu’elle fut la toute première ? J’en ai bien connu l’occupant, Francisco Garay, un serviteur de ton père. Dis-moi, ces fondations annoncent un bâtiment gigantesque. Tu diras à ton ami Las Casas que son ordre a du souci à se faire. Les Franciscains auront bientôt un monastère de première puissance ! Cher Bartolomé, te sens-tu la force de descendre dans les égouts ? Le réseau décidé par Nicolas de Ovando n’est plus suffisant. J’ai ordonné de l’étendre…
De toutes les activités du Vice-Roi, celle de bâtisseur est sa préférée. J’ai connu cette ivresse quand moi aussi j’ai créé une ville. Voir une idée devenir tracé sur une feuille, voir ce tracé devenu pierres et ces pierres devenir églises, palais, hôpital, puis voir la vie, le fourmillement des hommes s’installer où, peu avant, n’était rien que de l’herbe et des arbres… Celui qui se dit : de cet enchaînement de métamorphoses je suis la cause, celui-là, une redoutable folie le guette, celle de se prendre sinon pour le Créateur Lui-même, du moins pour quelqu’un de Sa corporation.
Ces promenades me procurent un autre plaisir dont je dois hélas avouer qu’il est encore supérieur à celui qu’éprouve le créateur de villes.
C’est une flamme qui me tord le ventre, à la manière de l’envie qui, jadis, me prenait d’une femme ; c’est aussi un ricanement sardonique qui me crispe la mâchoire. C’est une gaieté lumineuse qui, d’un même élan, inonde l’intérieur du crâne et, malgré leur faiblesse, ordonne à mes jambes de danser : c’est, disons-le avec franchise, le délice incomparable de la revanche.
N’oubliez pas qu’à peine avais-je été nommé par mon frère, le 5 mars 1496, Adelantado et Gouverneur de cette île, une troupe d’Espagnols, plus avides que les autres et plus dépourvus de morale, se rebellèrent contre l’ordre que j’entendais faire désormais régner. Un redoutable capitaine avait pris leur tête, il avait pour nom Francisco Roldán – que Las Casas, dans son histoire, le raconte tel qu’en lui-même, la pire race de bandit !
Une véritable guerre civile s’ensuivit.
Ces rebelles, je ne sais comment, avaient plaidé leur cause auprès de la Reine et du Roi et, plus invraisemblable encore, les avaient convaincus que je devais être remplacé.
Mon successeur arriva durant l’été 1500 et sa première mesure fut de nous mettre aux fers, dans la cale d’une caravelle, Christophe et moi.
Et c’est ainsi, tels des malfaiteurs, que nous fûmes reconduits en Espagne où nous ne mîmes pas longtemps à expliquer la vérité aux monarques. Mais le mal était fait.
Aussi vous comprendrez ma jubilation d’aujourd’hui.
Quoi de plus délectable que revenir sur le lieu de sa plus grande honte en triomphateur, neveu aimé du Vice-Roi, accompagné de la très officielle et sans cesse renouvelée faveur royale ?
Je prends une jouissance jamais rassasiée des protestations d’éternelle amitié de mes anciens ennemis.
Et ceux qui ont l’impudence de me fuir, je vais chercher un à un leurs regards et les oblige à l’allégeance.
J’aimerais pardonner. J’ai trop de rancœur et sans doute de petitesse dans l’âme pour atteindre cette magnanimité.
Trois seules ouvertures me relient au monde extérieur.
La première n’est qu’un soupirail, haut perché au-dessus de mon lit. Je ne l’ai jamais vu que fermé.
La deuxième est la porte. Ne l’empruntent que le domestique chargé de me nourrir, mon confesseur et, parfois, mon neveu le Vice-Roi.
La troisième est mon amie, mais je ne peux l’atteindre qu’au péril de mes os. Il s’agit d’une fenêtre complétée par deux sièges creusés dans l’épaisseur du mur. Pour rejoindre cet incomparable poste de guet, je dois grimper sur un coffre et, de là, gagner un rebord de marbre glissant comme de la glace. Je sais que ces exercices ne sont plus de mon âge, qu’un jour je me briserai la tête ou les deux hanches. Je sais que je devrais me déprendre une bonne fois pour toutes de cette maladie de curiosité qui est, paraît-il, le pire de ma nature. Mais une force en moi finit toujours par l’emporter sur la prudence et la raison.
La récompense qui m’attend là-haut est à la mesure des efforts fournis et des risques encourus. De ce belvédère, mon regard peut embrasser l’entièreté du port.
À Gênes, personne ne donnait d’ordres à ses jambes, et pourtant tout le monde se retrouvait au port. Il est vrai que toutes les rues étaient en pente raide et que toutes ces pentes allaient vers l’eau.
— À quoi sert le reste de la ville ? avait un jour demandé Christophe.
Nous n’avions pas dix ans. Et notre conclusion avait été que le reste de la ville ne servait à rien.
— Tu crois qu’il y a des villes sans port ?
— Je crois que dans ces villes-là, personne ne survit.
— Je crois aussi.
Santo Domingo n’est pas Gênes, ni Lisbonne.
Ne serait-ce que pour une raison : à Lisbonne et à Gênes on ne parvenait pas à compter tous les bateaux amarrés aux quais. À Santo Domingo, les doigts de quatre mains suffisent. Je n’ai jamais vu plus de vingt caravelles ensemble dans la rivière Ozama.
Santo Domingo n’est qu’un tout petit port encore dans l’enfance. Le quai principal n’est qu’un ponton. Quant aux entrepôts, avec la meilleure volonté calculatrice du monde, je ne suis arrivé qu’au chiffre de cinq, et encore : au cinquième, il manque un toit.
Las Casas, me trouvant un jour à mon perchoir, m’avait demandé :
— Qu’est-ce qui vous plaît tant dans les ports ?
— On y voit le spectacle de la vie comme nulle part ailleurs.
Il m’a considéré longuement. Il a hoché la tête.
— C’est bien ce que je pensais. Les ports ne vous valent rien.
Devant mon air interloqué, il a daigné préciser :
— Vous m’avez dit vouloir vous préparer à la mort. Je constate que les ports vous rattachent à la vie. Donc vous devez rompre avec les ports.
Je n’ai pas fait le compte. Depuis ma naissance, j’ai dû rencontrer des milliers d’être humains dont des cosmographes, des mathématiciens : personne n’est plus logique qu’un dominicain.
Je suis redescendu penaud de ma vigie.
Et j’ai juré d’y espacer mes visites.
Dorénavant, j’attends la nuit pour reprendre mon observation. Je regarde dormir le port. La marée monte et descend sous les caravelles immobiles. À la moindre lueur de la lune, l’eau miroite. Sans l’entendre, je devine ses bruissements qui réveillent ma vessie. Maintenant j’emporte un vase pour n’être pas obligé de quitter ma haute fenêtre.
Dans le chenil, les chiens, les terribles chiens d’attaque ne cessent d’aboyer. On les nourrit juste assez pour qu’ils ne meurent pas, mais gardent leur férocité.
De longues files sombres, sans doute de rats, se faufilent sous les portes des magasins. Là-bas devant la porte, des soldats jouent aux dés.
À voix basse, j’appelle Christophe. Je voudrais qu’il me donne la permission. Il n’était pas prévu que je raconte son histoire. Je le répète, c’est à Hernán, son deuxième fils, qu’il en avait confié le soin. Saurai-je transmettre notre fièvre de toutes ces années-là ?
Ce matin, comme presque tous les matins, une messe a été célébrée en hommage au Découvreur.
Tout au long de l’office, me rappelant son Livre des prophéties, je me suis demandé si le titre de Découvreur aurait convenu à mon frère : il se croyait annoncé. Désigné.
Ainsi, pour lui, son œuvre n’était pas une découverte. Plutôt un accomplissement. Je suis sûr qu’à ses yeux il s’était contenté de réaliser les plans de Dieu.
Prolongeant ma pensée, je me suis rendu compte que les Indiens de cette île partageaient le même univers que Christophe. Eux aussi vivaient dans les signes du passé. Nous voyant arriver sur leurs plages, ils ne nous avaient pas découverts. Eux aussi, ils nous avaient reconnus. Voilà pourquoi nous avions si aisément triomphé d’eux. Comment trouver en soi l’énergie de lutter contre des événements prévus depuis les origines, le temps du rêve ?
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Quand la nuit se fait oppressante, et que mes jambes sont trop lourdes pour que je grimpe à mon perchoir, je promène une chandelle le long des murs, ces murs faits de pierres de corail. Je vois des coquillages, des libellules figées, des squelettes de poissons, des branches d’éponges, des forêts miniatures. J’ai vraie jalousie de ces pierres : elles savent raconter sans phrases, et leurs histoires ne craignent ni les rongeurs de bibliothèques, ni les inondations, ni les incendies, elles sont inscrites pour toujours et à jamais. Que n’ai-je cette ambition pour mon récit.
Allez, mes sept jours de repos s’achèvent. Je dois tenir la promesse faite à Las Casas, repartir, quoi qu’il m’en coûte, à l’assaut de la vérité.